[3 QUESTIONS À] Jacques Tardi et Dominique Grange – « Toutes ces personnes devraient avoir droit au même traitement, à la même humanité, sans discrimination quant à leur origine ! »
27 avril 2022

Le 12 mars 2022, Jacques Tardi, rendu célèbre par Les Aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec, recevait l’Einhard Preis 2021 pour la BD « Moi, René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag IIB ». Prenant la parole lors de la cérémonie à Seligenstadt, en Allemagne, la chanteuse engagée Dominique Grange a annoncé que son époux avait décidé de faire don de l’intégralité du montant de son prix (10 000 €) à SOS MEDITERRANEE afin de l’aider dans son combat pour sauver des vies en mer. Interview à deux voix.
 

L’auteur Jacques Tardi et la chanteuse engagée Dominique Grange. (Crédits photo :   (crédits photo © Habib Charaf)
 

1. Jacques Tardi, vous avez reçu le prix littéraire de la meilleure oeuvre biographique pour les trois tomes de votre ouvrage « Moi, René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag IIB », une bande dessinée publiée aux éditions Casterman qui raconte la captivité de votre père en Poméranie orientale durant la 2e Guerre mondiale. Qu’est-ce qui a motivé votre choix de reverser la totalité de votre prix à SOS MEDITERRANEE ?

J.T.

De la même façon que j’avais entendu mon grand-père parler de la Première guerre et des poilus, j’ai été nourri par ces récits de guerre, racontés dans le désordre par mon père durant mon adolescence. (…) C’est cette terrible ambiance de fin de guerre, une ambiance apocalyptique, que décrit mon père dans ses carnets que j’ai voulu restituer. 

Mais aujourd’hui, ce qui se passe en Ukraine me ramène non seulement à son histoire, mais aussi à la situation en mer Méditerranée. Alors que les Ukrainiens fuient la guerre, ils sont accueillis à bras ouverts en Pologne et dans de nombreux pays d’Europe. C’est formidable, bien sûr. Mais alors pourquoi personne ne dit ou ne fait la même chose pour ces personnes que vous secourez en Méditerranée, et qui fuient, elles aussi, la guerre, la misère, la souffrance ? Il y a une différence de traitement, pour une question de quoi ?  De couleur de cheveux ? De couleur de peau ? Pour moi, c’est cette discrimination qui est intolérable !

D.G.

Si les gens ne se rendent pas compte qu’il n’y a aucune différence entre un mineur africain et un mineur ukrainien, alors c’est très grave ! On ne peut pas humainement ignorer toutes ces souffrances que racontent les personnes que vous secourez au milieu de la mer : les tortures, les viols, l’enfermement dans des camps en Libye, où on les renvoie sans vergogne. L’action de SOS MEDITERRANEE force le respect, et nous tenions à vous soutenir. La symbolique était forte, et le parallèle évident pour nous ; ce prix littéraire, donné en Allemagne pour une biographie sur les prisonniers de guerre – une réalité que nos pères respectifs ont tous les deux vécue – et votre action d’aide aux personnes qui fuient ces horribles centres de détention en Libye faisaient résonner en nous le même sentiment d’injustice…  

Et quand j’ai annoncé, à la fin de la cérémonie, que mon mari avait décidé de faire don de son prix à SOS MEDITERRANEE, la salle a applaudi à tout rompre. 

2- Qu’est-ce qui vous touche particulièrement dans cette situation en mer ?

J.T.

Peu importe à quelle époque et dans quel lieu du monde elle se déroule, en Libye, au Soudan, au Tigré, en Syrie, en Ukraine ou en Allemagne, la guerre, l’exode des populations, la terreur, la survie, la sauvagerie des hommes, l’enfermement dans des camps où l’on parque les civils sont partout les mêmes drames… C’est toujours la même histoire, épouvantable, qui se répète. Impossible de discriminer ! Toutes ces personnes devraient avoir droit au même traitement, à la même humanité, quelle que soit leur origine !

D.G.

Toutes les personnes qui sont secourues par SOS MEDITERRANEE ont beaucoup à transmettre. Elles charrient toutes un patrimoine de souffrances qu’il est de notre devoir de faire connaître, à travers leurs témoignages, et qui a vocation à nous amener à réfléchir sur les raisons qui poussent des êtres humains à en traiter leurs semblables de façon inhumaine !

J.T.

Je ne crois pas qu’on puisse vraiment se remettre des blessures qu’on subit dans des situations aussi extrêmes.

Souvent, les personnes qui ont vécu ce type d’atrocités préfèrent ne pas en parler. Elles sont dans l’incapacité de le faire, parfois toute leur vie durant. Il suffit de penser aux personnes qui ont survécu aux camps de la mort : souvent elles ont emporté dans la tombe leur histoire. Pour les rescapé.e.s de l’Ocean Viking aussi, la reconstruction risque d’être difficile, selon l’histoire vécue en Libye ou ailleurs, au cours de leur trajet, ou à leur arrivée en Europe. 

3- Qu’est-ce que vous souhaiteriez pour améliorer le sort des personnes qui fuient les violences en Libye en risquant leur vie en mer ?

J.T.

Je voudrais que les États européens fassent enfin preuve d’imagination plutôt que de rester froids et cyniques devant les drames qui se jouent, en mer ou à terre. Car faire preuve d’imagination, c’est être capable de se mettre à la place de l’autre, de s’imaginer comment est la vie de ceux qu’ils appellent « des migrants » ! En un mot, les dirigeants devraient apprendre ce qu’est l’empathie.

D.G.

Il faut qu’ils se souviennent qu’on est tous pareils. On ne peut pas accepter que les gens meurent par milliers et ne rien faire, à partir du moment où l’on se considère comme appartenant à la même humanité. C’est cela être humain : se mettre à la place de l’autre, de celui qui souffre. La mission de SOS MEDITERRANEE est essentielle car cette association agit à la place des États, qui ne font rien. S’il y a une seule personne qui meurt en mer que rien ne soit fait pour empêcher ce drame, nous en sommes toutes et tous responsables. Nous les artistes, nous avons une responsabilité car nous tenons le micro – lors des interviews, sur scène, etc. – et parce que des gens nous écoutent et que nous pouvons prendre la parole pour celles et ceux qui ne l’ont pasEn ces temps où l’on voit à quel point l’initiative des gens est limité à un petit bulletin dans l’urne, nous artistes, avons la chance de pouvoir nous faire entendre et de parler pour celles et ceux qui sont muselé.e.s, infériorisé.e.s, racisé.e.s.

J.T.

Moi je ne fais que raconter des histoires, et j’essaie à mon petit niveau de dénoncer l’absurdité de la guerre, l’indifférence face à la cruauté. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est tout ce que je peux faire! J’aimerais qu’on vive enfin comme des êtres humains dignes de ce nom, avec des valeurs de partage.

D.G.

Devant l’absurdité, seule l’action a un sens. Il faut juste les moyens, et nous savons que ça coûte très cher une journée en mer pour l’Ocean Viking : 14 000 € ! En tant qu’artistes, c’est la solidarité qu’il faut essayer de stimuler parmi nos semblables. C’est une action directe et universelle : sauver des vies. Il y aura toujours des gens qui fuient les oppressions et les dictatures ; et tant qu’on n’aura pas trouvé d’autres façons de vivre ensemble et en harmonie, il faudra continuer de se mobiliser et d’agir pour elles, pour eux, comme le fait SOS MEDITERRANEE !

Alors, une fois encore, de notre part à tous les deux, un immense merci à vous toutes et tous pour votre action exemplaire.

Crédits photographies : Consulat de France à Francfort