Cornes de gazelle, makrouts, ghribas pistaches, baklavas, loukoums à la rose… les étals de cette petite épicerie orientale à l’angle de la rue Belsunce regorgent de merveilles. Ça sent le miel, la fleur d’oranger et le thé à la menthe, que le patron m’offre généreusement.
« Et je te mets deux loukoums à la rose, cadeau, avec le beau ruban autour de la boite pour faire le cadeau ! Voilà ! Toi t’es comme un client de 40 ans, tu connais l’adresse par cœur ! Merci mon ami ! » Le sens de l’accueil n’est pas toujours le même des deux côtés de la Méditerranée.
« Je vous ai amené le goûter ! » Ayant raté l’anniversaire de la veille, je voulais soigner mon entrée pour ma visite journalière à SOS. Sabine qui m’ouvre la porte est enchantée. Mais tout le monde est en réunion. Elle m’invite à la suivre à la salle pause-café, pour y déposer mon paquet cadeau oriental, m’offrant une assiette comme plateau. Isabelle passe en coup de vent, les traits tirés et la mine préoccupée, le temps n’est pas aux agapes. Une autre femme, encore inconnue, entre à son tour. Sabine fait les présentations « Johanna, elle s’occupe du financement. Hippolyte qui fait un reportage sur SOS avant d’embarquer. Je vous laisse, j’ai une réunion qui va démarrer sur les prochains évènements. Je vais voir avec les autres si tu peux venir si ça te dit, mais faut que je les prévienne d’abord ».
Je propose une pâtisserie à ma nouvelle connaissance de l’arborescence SOS. « Merci, c’est gentil, mais j’essaie d’arrêter. Le sucre ».
Je me retrouve seul avec mes gâteaux. J’engloutis deux loukoums à la rose. Cadeau.
J’arpente les couloirs aux portes closes, des histoires se racontent forcément à quelques mètres, mais aujourd’hui je n’y ai pas accès. L’occasion de refaire la déco. Des photos sont collées au mur. Des inconnus et quelques stars durant des marches en soutien de l’ONG. Je reconnais Charline Vanhoenacker et Juliette Arnaud, espérant trouver Anna Mouglalis, sans résultat. Le tout est collé sur un papier orange, la couleur des secours en mer, celle de SOS MEDITERRANEE. Sabine revient vers moi. « Bon, ça va être compliqué aujourd’hui, je te laisse aller voir Julie peut-être ? »
Julie, la Québécoise souriante aux cheveux bouclés d’or en charge de la com’ au sein de l’association française de SOS MEDITERRANEE. La question étant toujours la même : existe-t-il raisonnablement des Québécois pas sympas ?
La haute porte de son bureau est fermée, comme les autres. Je toc toc avant d’entrer.
« Hey ! Hippolyte ! » Julie est là avec Morgane et Mary. Sourires sans frontières.
Mes gâteaux par contre resteront orphelins en attente dans leur petite assiette, à croire qu’ici tout le monde a vu le documentaire « le sucre, ce doux poison ». Personnellement je ne suis jamais allé au bout de la phrase.
Je suis en contact depuis quelques jours avec Julie pour trouver des traducteurs italiens à mes articles au sein des bénévoles de SOS. « Bon tu as vu, on n’a pas beaucoup avancé. En même temps, c’est un peu les vacances pour eux… mais j’ai peut-être une idée, un comédien qui avait travaillé avec nous sur une vidéo éducative, il était la voix italienne… Massimo ! Faut juste que je retrouve son contac’ ! Mais je m’en vais te trouver ça, le temps que mon cerveau refasse le tour ! »
L’accent québécois est difficilement traduisible à l’écrit, mais c’est une douceur aux oreilles.
Nous nous retrouvons face à une montagne de documents de SOS MEDITERRANEE. Enfin, une belle colline. « Ah tiens ! Ça tu l’as pas eu, je m’en vais te l’offrir ! »
Julie plonge dans un carton pour me sortir le dernier rapport d’activité fraichement arrivé aujourd’hui. Une somme, avec tous les chiffres clés de l’année passée, richement illustré. Plaisir d’offrir, joie de recevoir. « Et c’est toi qui as fait tout ça ? », lui dis-je en lui montrant la colline. « Oui ! C’est tout mon travail là dans ce… enfin là ! » « Et tu suis l’ensemble des productions, l’écriture, l’édition ou seulement la production ? »
« Ah et bien je fais tout du début à la fin, mais pas toute seule ! », la question l’amuse. Mais tout l’amuse. Enfin je crois.
Julie n’était pas éditrice avant SOS, mais sa « vie d’avant » est un poème, une longue histoire.
« Vraiment, tu veux que je m’en aille te raconter tout cela là ? » Oui. J’aimerais beaucoup.
Je m’installe au bureau, sort mon carnet de notes, Julie préfère rester debout.
« Ben c’est que j’ai un parcours… déjà c’est po comme chez vous autres en France avec le bac, nous on fait le collège à partir de l’âge de 18 ans (le Cégep si tu préfères), puis l’université (le bac, c’est le diplôme après 2 ans de cégep et 3 ans d’université) et moi j’avais décidé de faire mon bac en rédaction, presse, communication, j’étais vite attirée par l’écriture hein ».
Son premier job se fera dans une agence de com’ à Montréal « avec le boss le plus humaniste que j’ai pu avoir, il avait fait les Beaux-Arts… »
Je note donc cela dans les qualités.
« Ah Ah ! Au début c’était chouette, on travaillait pour des petites boîtes, on faisait leurs plaquettes, leurs pubs, on envoyait des CD-Roms, c’était le début des années 90 ! On a même connu le début d’internet, seulement disponible dans des bâtiments de l’État, avant que ça devienne grand public ». Une autre époque. « Puis la boîte a grossi, s’est développée et un jour je me suis retrouvée à faire un dépliant pour une banque pour que les étudiants prennent une carte de crédit… là je ne me reconnaissais plus ! Il était temps que je parte et je me suis retrouvée au Guatemala, dans une agence de presse alternative comme journaliste, traductrice et responsable de la section française. »
Entre l’agence de presse alternative au Guatemala et l’agence de com’ qui fait la promotion d’une banque, il y a un (grand) pas. Une explication s’impose.
« À Montréal en parallèle, je faisais pas mal d’alphabétisation, notamment pour des Sri Lankais, et puis j’avais fini de payer mon prêt étudiant… j’étais libre ! »
L’agence s’appelle Cerigua. En pleine crise guatémaltèque elle sera une des rares voix à raconter la vérité des exactions sur place, quand la presse est principalement aux mains du pouvoir et des grosses fortunes. Une expérience du réel, brute et sans détour.
« On donnait des news à l’international, on relayait la parole des minorités, des premières-nations, des femmes, des différentes exactions… il y avait de quoi faire ! »
Les souvenirs de Julie remontent.
« Je suis arrivée au Guatemala le jour de la commémoration de la mort de Monsignore Gerardo, évêque engagé à la tête d’une “commission de vérité” pour la reconnaissance des crimes contre les Mayas. Tué à coups de pierre sur la tête. La police avait privilégié une piste plus improbable, celle de Baloo, un chien, qui sera incarcéré rapidement. Oui. Un chien.
« Bref tu vois le fonctionnement de la justice. Et ensuite, je suis retournée à Montréal, un homme, et deux beaux enfants, voilà. »
Là-bas non plus, les raisons de combats et d’engagements ne manquaient pas. « La Marche mondiale des femmes, le déménagement à Marseille, Médecins du monde, de l’humanitaire, des ONG, j’ai pas arrêté… puis un jour bizarrement j’ai eu envie d’autre chose. La plupart du temps, comme responsable de communication, je me retrouvais dans l’organisation, les bureaux, assez loin des gens, je voulais plus de contacts avec les bénéficiaires, en direct vois-tu ? Et me voilà rendue à entreprendre un Master de coaching ! Oui je sais pas ce qui m’a pris ! J’étais alors en France à cette époque-là et votre manière d’apprendre est bien différente de la nôtre, beaucoup plus théorique que pratique comme par chez nous. Beaucoup de théorie ! Aussi bien qu’au bout de cinq jours, je me suis demandé pourquoi j’étais rendue là, ah ah ! Mais tu vas pas raconter ça hein ? »
La rencontre avec Sophie Beau, la fondatrice de SOS, s’était faite à Médecins du Monde, en 2004.
« Au bout de ces 5 jours (du master), elle m’appelle ! Me demandant si je cherche un poste… alors concrètement oui, mais pour moi l’humanitaire c’était fini… Sophie cherchait une responsable de com’, aucun profil ailleurs ne collait, elle me connaissait bien et ce qu’elle montait avec SOS c’était un projet coup de poing, coup de cœur ! »
Après une série d’entretiens, en octobre 2017, Julie entre à SOS. Dans les bureaux.
« Plus jeune je serais sans doute allée sur le bateau. Mais ça demande une telle force, physique et psychologique. Un moment il faut savoir où tu es la plus utile et moi à mon âge, ne pas dormir pendant trois semaines, sous pression tout le temps… et c’est pas pour t’effrayer, mais quand tu vois la tête des gens qui redescendent du bateau… ce ne sont plus les mêmes personnes. »
Pour la première fois le regard de Julie se tend quelque peu. Parler des autres la touche toujours plus que d’elle-même. La compassion chevillée au cœur, les autres avant soi, comme un mantra.
« Je me souviens d’une jeune fille, elle avait 25 ans, elle avait fait sa première rotation lors du fameux épisode de Valence en 2018. Quand elle est sortie de là, elle avait les cernes en bas des joues… c’était un des pires moments à vivre je pense… mais là, ce qu’ils ont vécu, ce moment, je pense qu’on n’en prend pas encore la mesure, mais ça devait être… »
Julie porte la main à sa poitrine. Tout remonte.
Toujours se mettre à la place des autres. Même dans l’inimaginable.
« Aider ces personnes, mais tu ne peux pas avoir plus urgent que cette urgence-là ! »
La gaieté québécoise laisse place à une sourde colère. Profondément humaine.
« Les choses ont tellement changé ces dernières années ! Avant 2018, quand l’Europe a passé un accord avec les garde-côtes libyens, il y avait une coopération fluide pour le secours en mer Méditerranée. Comme le droit maritime l’exige, on avait un appel de détresse, on intervenait, on sauvait des personnes et on les débarquait rapidement dans le port sûr indiqué par les autorités. Aujourd’hui il y a toujours de nouvelles entraves pour ralentir l’action de sauver des vies. Tu te dis qu’il y a quand même une créativité extraordinaire dans la mauvaise surprise ! À chaque fois on pense être arrivé au bout, mais non. »
« Mais là j’ai beaucoup parlé non, tu vas raconter tout ça là ? »
J’explique à Julie tout l’intérêt de voir le parcours de chacun, leurs histoires, d’où ils viennent. Tout ce qu’elle même peut trouver extraordinaire en termes d’engagement, chez les autres.
Elle fait mine de ne pas se sentir concernée…
Normal pour une personne qui vit par la bienveillance envers les autres.
Nous pouvons avoir la plus grande pour elle.