Nick, Coordinateur des opérations de recherche et sauvetage (SARCo) à bord de l’Aquarius
9 octobre 2018

Octobre 2018

“Ceux qui me connaissent depuis des années savent que je ne suis pas du genre à écrire de longues diatribes ou à me frotter aux combats politiques. J’ai été heureux comme ça, à naviguer sur les océans et les mers du Monde, à plonger sous des plateformes pétrolières en Afrique de l’Ouest et, plus récemment, à travailler comme marin-sauveteur dans les îles grecques, puis en Méditerranée centrale, au large des côtes libyennes. J’ai accompli ce que j’estime être notre devoir de marins : aider ceux qui sont en danger en mer. Les fois où j’ai pris la parole, c’était pour demander aux journalistes à bord des différents navires sur lesquels j’ai servi de parler de ce que j’ai vu et de montrer au reste du Monde les dangers auxquels les personnes secourues avaient fait face. J’ai essayé d’éviter d’exposer ces horreurs aux gens qui m’entourent. Je me suis contenté de jouer le rôle du bon « soldat », de faire mon travail, de me taire et de ne pas me mêler de politique. Sauf que désormais ce ne sont plus seulement le vent et les vagues qui tuent les gens ici, mais la politique et ceux qui la font… Au cours des trois dernières années, j’ai participé à d’innombrables opérations de recherche et sauvetage, j’ai travaillé sans relâche aux côtés de mes frères et sœurs « de combat » pour essayer d’éviter que des êtres humains ne meurent en mer. J’ai vu des choses que, j’espère, aucun d’entre vous n’aura à subir et qu’aucun être humain ne devrait avoir à endurer. Hommes, femmes et enfants, accrochés à de fragiles canots en caoutchouc construits à la main, ou empilés sur des bateaux en bois surchargés. Je ne sais pas combien de personnes j’ai vu se noyer devant moi, ou être écrasées à mort par le poids des gens qui les entouraient. J’ai vu des familles anéanties, des parents perdre leurs enfants, des enfants devenir orphelins, des frères et des sœurs pleurer sur les corps sans vie de leurs frères et sœurs. J’ai entendu littéralement des milliers d’histoires de femmes violées, encore et encore. J’ai vu ces mêmes femmes se promener sur le pont, portant dans leurs bras leurs bébés, produits de ces mêmes actes de violence. J’ai vu les plaies ouvertes sur le corps des gens et on m’a montré les vidéos des personnes torturées. J’ai parlé à des hommes qu’on avait forcés, sous la menace d’une arme à feu, à avoir des « relations sexuelles » avec d’autres hommes pour le plaisir de leurs geôliers. J’ai vu les trous béants dans les cadavres laissés par des carabines de gros calibre, les cages thoraciques éventrées, des corps sans plus aucune trace de vie. Mes collègues et moi sommes partis à maintes reprises récupérer les restes de ces corps écrasés, asphyxiés et mutilés. J’ai rempli des sacs mortuaires de bébés et d’enfants, les ai déposés sur des piles d’autres corps dans des morgues ou des containers de navire pour qu’ils soient transportés vers une tombe anonyme. J’ai vu des coéquipiers risquer leur vie pour sauver celle de quelqu’un d’autre. J’ai été menacé, entouré de milices armées qui tiraient aveuglément autour de nous avec des mitraillettes de calibre 50 et des AK 47 pendant que j’essayais de porter secours. Nous avons dû quémander la vie d’êtres humains aux membres de ces milices qui voulaient les tuer. Je pourrais me dire que c’est la Libye, que ce n’est pas de notre faute. Il n’y a rien que l’on puisse faire pour le moment. A part être là pour aider autant de personnes que possible. C’est tout. Mais ce n’est pas tout. Nous Européens, nous nous disons en ce moment que tout va bien, que c’est ce que nous voulons. Les hommes politiques de l’Union européenne disent maintenant aux personnes qui fuient la Libye : « vous avez deux options ». Première option : « essayez de fuir la Libye et soyez interceptés et ramenés dans ce même pays par les garde-côtes libyens, garde-côtes financés, formés et équipés par des pays européens ». Ou, deuxième option : « vous vous noyez, disparaissez, sombrez au fond de la mer, là où vous, migrants africains, asiatiques, moyen-orientaux, ne nous dérangerez plus ». Mon équipe et moi-même sommes ouvertement attaqués par des hommes politiques d’extrême droite, avides de pouvoir et haineux, tandis que d’autres n’osent pas ouvrir la bouche. Lâches ! Ils veulent que tous les efforts déployés pour sauver des vies cessent et que davantage de personnes meurent noyées. L’Aquarius, dont je dirige la mission de sauvetage, est le dernier navire de recherche et sauvetage encore en service au large de la Libye. Tous les autres sont partis ou ont vu leurs opérations être empêchées. Nous sommes constamment accusés d’être le problème, de travailler avec des passeurs ou des trafiquants, et d’agir contre le droit maritime international. A cela, je réponds que c’est complètement absurde. Les migrations en mer Méditerranée avaient déjà lieu bien avant que l’Aquarius ne soit construit ; les passeurs mettent les gens en danger, alors que nous essayons de mettre les gens en sécurité. Je ne mettrais jamais en danger la vie d’une personne innocente. Les trafiquants utilisent d’autres êtres humains comme monnaie, ils font du profit par le commerce du sexe ou l’esclavage. Ces gens me rendent malade et, selon moi, ce sont eux qui devraient être exposés au danger et à la peur. Absolument toutes les opérations de sauvetage auxquelles j’ai participé étaient strictement conformes aux réglementations et aux lois maritimes. Jusqu’à fin 2017, nous travaillions sous la coordination du Centre de coordination des secours maritimes basé à Rome. Aujourd’hui, il a cessé de coordonner (je comprends, l’”Union” européenne a laissé les Italiens seuls face à tout cela depuis 5 ans) et les Libyens ont été reconnus comme une autorité « compétente » dans leur zone de recherche et sauvetage. J’informe désormais ces derniers de tous les cas de recherche et sauvetage auxquels nous participons, quand ils décrochent le téléphone, ce qui n’a jamais été le cas ces derniers mois. C’est comme si on appelait un numéro d’appel d’urgence, les 15,18 ou 112, et que personne ne décrochait le téléphone. En réalité, je n’ai même pas besoin de demander la permission pour sauver quelqu’un du danger. Je dois en informer les autorités dès que je peux, mais c’est tout. Un sauvetage doit avoir lieu le plus tôt possible. Tout cela est écrit dans le droit maritime et les conventions SAR (“Search and Rescue”) signées par tous les pays voisins de nos opérations, mais qu’aucun ne respecte. Enfin, la Libye. La Libye n’est pas un lieu sûr (« place of safety ») au sens de la loi. C’est un pays en proie à un conflit ouvert actuellement. Les personnes ramenées par les garde-côtes libyens sont jetées dans des centres de détention, hommes, femmes et enfants. Elles sont quotidiennement soumises à la torture, à la violence sexuelle et à l’extorsion. Si vous ne me croyez pas, tout cela a été bien documenté. Allez voir. Donc non, je ne ramènerai pas les gens là-bas, je ne me ferai le facilitateur de retours forcés en Libye et ce serait illégal de le faire. Mon silence s’est brisé. Je ne resterai pas muet comme tant d’hommes politiques intéressés qui dirigent actuellement nos pays. Je vais parler et tous les couvrir de honte. Si cette situation vous déplait et que vous vous sentez mal à l’aise, tant mieux, vous devriez. En réalité, nous nous servons de la mer Méditerranée comme d’un rempart pour défendre notre mode de vie et nos « valeurs », alors que nous tournons le dos à nos semblables et que nous nous détruisons de l’intérieur lorsque nous cédons à la peur. La migration vers l’Europe DIMINUE, mais le danger auquel font face les migrants ne fait qu’augmenter. Ils meurent, disparaissent, et en nombre, bien au-delà des 1.700 officiels enregistrés cette année en Méditerranée. Si vous pensez, comme moi, que personne ne devrait mourir en mer d’où qu’il vienne, veuillez signer la pétition ci-dessous. Cela prendra 2 minutes de votre temps. Si vous ne voulez pas, si vous pensez que ce n’est pas un problème que ces gens meurent en mer, nous n’avons pas grand chose à nous dire.
https://you.wemove.eu/campaigns/save-the-aquarius-and-rescue-at-sea
Les sauveteurs se battront contre les éléments, les vents violents et les vagues, le froid et la chaleur, combattront leurs peurs intérieures et seront prêts à risquer leur vie pour accomplir leur devoir et sauver des vies. La politique n’est qu’un élément de plus à combattre”. Traduit de l’anglais par Laura Garel Version originale en anglais : https://sosmediterranee.com/log/my-time-of-staying-quiet-is-over-but-now-it-is-politics-and-politicians-and-not-the-winds-and-waves-that-are-killing-people-out-here/ Crédits photo : MSF