3 questions à Sarah, responsable de la logistique, « cheffe d’orchestre de l’ombre »
16 novembre 2023
Gestion de la foule, préparation des repas à bord, accueil des personnes secourues… Depuis 2019, la vie de Sarah et celle des trois logisticiens sous sa responsabilité ressemble à une longue liste de matériel, d’appareils en tous genres et de tâches à accomplir pour assurer les meilleures conditions de vie possible aux personnes rescapées. Un « travail de l’ombre » indispensable, qu’elle raconte avec passion. 

1. Quels sont les enjeux logistiques à bord et comment s’y préparer ?

Le ou la logisticien.ne à bord c’est un peu un.e chef.fe d’orchestre de l’ombre, qui fait en sorte que toute la vie sur le navire se déroule le mieux possible pour les personnes rescapées. Peu importe la fatigue, ce qui compte, c’est leur bien-être. Moi je sais qu’après une mission, je vais rentrer tranquillement chez moi, en sécurité, alors que pour elles, c’est l’incertitude, souvent la galère.  

Côté approvisionnement, on doit s’assurer d’avoir suffisamment de stock pour toute la mission : des « trousses de secours » qu’on remettra aux personnes rescapées à leur arrivée, une quantité de nourriture suffisante, des jeux, des crayons et du papier pour dessiner, des tondeuses et des ciseaux pour les cheveux, du savon, du shampoing, du dentifrice, du liquide vaisselle, des épices pour cuisiner, etc.  Il faut aussi vérifier les infrastructures pour qu’elles soient fonctionnelles et nettoyées : ça va des fontaines à eau aux douches et aux toilettes, en passant par l’éclairage, les tapis de sol, les enceintes pour la musique, les chargeurs de téléphone ou les cuiseurs pour le riz… 

Une fois à bord, on veille à répondre aux besoins de tou.te.s les rescapé.e.s et faire en sorte que le pont soit fonctionnel et propre. Il faut par exemple organiser les « activités » comme les repas, la lessive – qui est faite par les personnes secourues – ou l’atelier coiffure, vider les poubelles, vérifier qu’il y a des Crocs™ disponibles pour prendre sa douche ou aller aux toilettes, s’assurer que chacun.e respecte la file lors de la distribution alimentaire…   

Notre mantra à la logistique est « Si tu donnes quelque chose à une personne, tu dois pouvoir en faire autant pour toutes les autres ». 

Le moment le plus délicat est l’arrivée des personnes naufragées à bord du navire. On ne sait pas grand-chose d’elles, de leur origine, de ce qu’elles ont vécu avant d’arriver là, mais on doit faire en sorte de trouver les bons moyens de communication pour fonctionner ensemble. Les premiers contacts sont importants, on doit se montrer rassurant.e mais aussi ferme pour ne jamais perdre le contrôle. C’est un moment hors du temps, ces personnes sont souvent en grand stress, et notre rôle est de gérer le flux de la foule durant tout le huis clos à bord. Lorsqu’il y a déjà des rescapé.e.s sur le pont, il faut anticiper que ce petit espace vital devra être partagé par un plus grand nombre, que les queues seront plus longues pour manger…  

«  Ce qui m’a le plus surprise, c’est la résilience et la générosité des personnes rescapées : malgré ce qu’elles ont vécu, elles acceptent sans jamais se plaindre de vivre sur le pont d’un navire durant des jours, elles sont si patientes et reconnaissantes du peu qu’on leur donne, et surtout, elles veulent toujours donner un coup de main !  » 

2. Comment se passent les repas ? 

Selon le nombre de personnes à bord, les conditions météo et les éventuelles autres opérations de sauvetage en cours, deux options sont possibles : la distribution d’un « kit alimentaire 24 heures » ou la préparation d’un riz. 

Quand les personnes à bord sont en trop grand nombre ou que les conditions sont difficiles, on distribue un « kit alimentaire 24 heures », et les rescapé.e.s sont autonomes dans la préparation de leur repas. Il s’agit d’un petit sac renfermant deux repas lyophilisés à préparer soi-même en y ajoutant de l’eau chaude, plus des encas, des noix, du chocolat, et d’autres aliments, le tout avoisinant les 2 500 calories. 

La seconde option, de loin la plus appréciée des personnes secourues, comprend une tablette de céréales pour le petit déjeuner, des biscuits et des cacahuètes pour les collations et un à deux repas chauds préparés ensemble, le plus souvent à base de riz. Nous avons à bord différents aliments dans cette perspective : oignons, gingembre, épices, laurier, sauce tomate, haricots, conserves de légumes… Chacun.e y va de sa petite recette selon l’envie.   

En octobre dernier, deux Syriens ont supervisé la préparation du riz selon une recette traditionnelle de leur pays. Et je les ai encouragés à servir. C’était un beau moment. Le jour suivant, j’ai préparé à mon tour le riz avec l’aide de plusieurs personnes. Comme les quantités étaient vraiment importantes, nous avons mangé ensemble, avec les équipes ! Ce jour-là, nous avions 47 personnes secourues à bord (en comptant les deux sauvetages), plus l’équipage. Mais il est arrivé qu’on fasse du riz pour 500 personnes.  

J’étais très fière que mon riz plaise car faire une recette pour autant de monde, ce n’est pas si simple. Au moment de servir, j’étais émue car il m’est venue l’image d’une maman qui préparait le repas pour sa grande famille. 

3. Qu’est-ce qui vous a le plus surprise ? 

Je suis arrivée chez SOS MEDITERRANEE en 2019 et j’ai fait ma première mission en 2020, en pleine crise du Covid. Ce qui m’a le plus surprise, c’est la résilience et la générosité des personnes rescapées : malgré ce qu’elles ont vécu, elles acceptent sans jamais se plaindre de vivre sur le pont d’un navire durant des jours, elles sont si patientes et reconnaissantes du peu qu’on leur donne, et surtout, elles veulent toujours donner un coup de main !  

Lorsque nous effectuons une nouvelle opération de sauvetage, celles qui sont déjà à bord nous offrent volontiers de l’aide pour aménager le navire et faire de la place aux personnes qui viennent d’être secourues. Elles aident pour le ménage, pour bouger des cartons, faire la vaisselle, passer le balai, voire pour les distributions alimentaires. L’un s’improvise buandier ou cuisinier, une autre traductrice ou coiffeuse, il y a beaucoup d’entraide entre les personnes secourues et avec l’équipe.   

Lors du dernier sauvetage auquel j’ai participé, le 26 octobre 2023, les 29 rescapé.e.s secouru.e.s deux jours plus tôt ont pris en charge l’arrivée des 18 nouvelles personnes secourues : « laissez vos vêtements sales ici, allez à la douche, voilà ce qui va se passer après… »  Un groupe de Bangladais ont ainsi accueilli leurs compatriotes dans leur langue. Ces derniers étaient exténués et particulièrement traumatisés après 24 heures d’enfer passées sur cette coque de noix ballotée par les vagues, minuscule à côté de cet énorme tanker qui les abritait. C’était une aide précieuse pour communiquer avec ces personnes, les rassurer dans leur langue, les dorloter…   
 

La logistique, c’est un métier éreintant, mais si ça permet de sauver une seule vie, ça en vaut vraiment la peine ! 


Crédit photo: Flavio Gasperini / SOS MEDITERRANEE