En musique, une « loop » est une séquence musicale destinée à être répétée indéfiniment.
Cette technique est utilisée pour enregistrer des suites d’accords à la guitare, des rythmes de percussion, ou des chœurs. Afin de créer un ensemble harmonieux.
Tanguy répète les mêmes accords depuis de nombreuses années, pour une symphonie du secours en haute mer dont il est devenu un brillant chef d’orchestre. En cœur.
« J’ai fait plus de 15 missions je crois, je les compte plus. Ce que j’appelle une mission moi c’est un embarquement, et une mission c’est toujours deux ou trois rotations, du coup ça représente entre 30 et 40 rotations au final. Oui ça fait quelques histoires… »
Tanguy est totalement à sa place sur l’Ocean Viking. La mer et le secours, c’est toute sa vie.
Quelques années comme militaire dans la sécurité civile sur des opérations de secours d’urgence, sapeur-pompier ou marin pêcheur, ce Breton de bientôt 40 ans est aujourd’hui le marin avec le plus d’ancienneté chez SOS MEDITERRANEE. Sur l’Aquarius depuis août 2016. Puis sur l’Ocean Viking jusqu’à aujourd’hui. « Cadre militaire ou pompier civil, ça aide à intégrer des façons de travailler. »
Avant le confinement il avait connu une année plutôt riche avec l’Ocean Viking, ancien navire d’assistance des plateformes pétrolières en mer du Nord. « Ça a été assez intense, y a eu le chantier naval en Pologne pour préparer le Viking après la perte de l’Aquarius, puis la traversée de la Pologne jusqu’à Marseille qui était plutôt chouette, après y a eu la mission numéro un du Viking qui a duré assez longtemps, puis à nouveau 4 semaines off, après je suis reparti en mission en octobre, novembre et mi-décembre, après j’ai eu un mois et demi off et après j’ai fait février, mars et tout avril bloqué à quai avec le confinement… Mais le nouveau bateau, le Viking est super intéressant, mieux équipé, encore plus de moyens, c’est vraiment un superbe bateau de secours. Après on s’est presque habitués à avoir des standoffs (des blocages), ça nous choque presque plus. »
Voici 9 mois qu’il n’a pas navigué, contraint par la crise Covid, puis le blocage des autorités italiennes. En temps normal, son temps à terre il le prend pour naviguer et se reposer. La règle des deux tiers. Deux tiers de l’année en mer, un tiers à terre. Le secours ne fait pas exception.
« Moi je ne travaille que pour SOS MEDITERRANEE. Depuis 4 ans. Exclusivement pour eux. Cette année du coup j’ai passé plus de temps à terre, pour établir de nouveaux programmes et améliorer l’ensemble de manière théorique. On participe activement à l’amélioration du navire. Avec notre regard de terrain, c’est essentiel. Mais tout est essentiel. »
En 2016, il rentre à l’école maritime et retrouve un copain, Édouard. Ensemble ils entendent parler de cette jeune ONG qui part sauver des migrants en mer : SOS MEDITERRANEE. Ils sont sensibles aux problèmes migratoires, et puis il y a le bateau, le secours. Comme si les notes s’accordaient seules pour jouer la même musique. Ils se lancent le défi de tenter d’intégrer l’équipe tous les deux, ensemble sinon rien. Comme un pari d’ami.
« Ce job à SOS MED ça rassemblait tous les métiers que j’avais fait auparavant, tout ce qui me passionne en fait, c’était là, réuni en un seul endroit.
Et on a été pris. »
Si Edouard a quitté SOS MEDITERRANEE depuis deux ans pour d’autres aventures, Tanguy, lui, est resté et fait figure de vieux briscard. D’abord chef d’équipe sur les RHIBs, ces bateaux d’intervention rapide qui sont les premiers contacts avec les rescapés, il est aujourd’hui chef des interventions SAR (Search and Rescue) et Team Leader. « Là j’aurai une bonne partie de mon équipe, Mimi, Charlie, Leo, on aura seulement deux nouveaux. De vieux briscards et des jeunes, à intégrer pour le futur. »
Parler de politique semble l’intéresser moyennement, faire preuve de bon sens beaucoup plus.
« Pour moi la loi maritime c’est la loi maritime, que ce soit des migrants ou pas, on n’en a rien à foutre de ça. Je ne fais pas de politique, je fais du sauvetage. A chaque fois que t’arrives à dépasser une crise tu crois que t’es bien, et y a toujours un truc en plus. Bon là c’était le Covid, mais y a toujours un truc en plus. Entre toi et moi, au bout du 4ème Port State Control (contrôle portuaire du navire) en Sicile c’est quand même étrange de trouver des déficiences alors qu’il n’y en avait pas les trois fois d’avant. D’un coup on trouve des points faibles, c’est quand même assez curieux… quand on rentre dans l’administratif c’est assez facile de devenir pénible. Après, moi mon travail principal c’est de sauver des gens en mer et de diriger les équipes pour ça. Là c’est l’hiver, ça rend mon travail beaucoup plus compliqué, la houle est plus importante, le vent est plus important, donc les bateaux vont devenir moins stables, surtout ceux en bois. Les “rubber boats” vont moins résister au temps qu’ils passent en mer, donc y a plus de chance qu’ils soient cassés, et donc beaucoup plus de chances d’avoir des situations extrêmes difficiles. C’est beaucoup plus de stress et de pression. C’est surtout ça qui m’inquiète pour le moment, le reste on fera comme d’hab, on fera avec. »
Des situations difficiles, il en a connu de nombreuses. Sans doute trop. « Je crois que j’ai à peu près tout vu. » De quoi donner suffisamment de distance, voir un aplomb certain, mais jamais assez pour être blasé ou déshumanisé, au contraire, simplement s’accrocher aux belles choses pour survivre aux drames et continuer à respirer. Sa première mission en tant que chef d’équipe, il s’en souvient encore, parfaitement. Janvier 2018, la responsabilité de coordination des secours (MRCC) venait d’être transmise des Italiens aux garde-côtes libyens. Il fallait maintenant composer avec eux. « On nous demandait d’attendre que les Libyens arrivent avant d’intervenir. Il fallait attendre deux heures, trois heures, c’était assez compliqué. Ce matin-là, vers 5h, dans le noir, une embarcation nous était passée à côté, on a juste eu le temps de les éviter avec le navire, grâce à Charlie qui les a entendu crier, mais on n’a pas pu opérer. Un patrouilleur libyen est arrivé, ils ont menacé d’ouvrir le feu sur nous si on ne quittait pas la zone. Plus tard dans la matinée, le jour s’est levé, on est retourné dans la zone, on a trouvé une ou deux épaves, un bateau de patrouille italien est passé devant nous et a fait demi-tour, sans rien nous dire. On a mis les RHIBs à l’eau pour aller sur zone. Et là c’était un merdier sans nom. On avait tout contre nous, une grosse houle d’un mètre cinquante, deux mètres, 30 nœuds de vent, le mauvais temps, on arrive sur un bateau en partie crevé et plein d’eau, y avait déjà 30 personnes dans l’eau, des corps qui flottaient, on ne savait pas qui était vivant ou pas vivant, c’était un merdier sans nom. »
Auparavant, sous la responsabilité des garde-côtes italiens, ce genre de scènes dans la zone de secours était imaginable. Avec le transfert des responsabilités aux Libyens, un point de bascule s’est créé. Auquel SOS MEDITERRANEE a dû s’adapter, pour continuer à sauver.
« Le bon souvenir sur cette opération, c’est qu’on a réussi à récupérer six enfants et bébés, qu’on a réussi à ressusciter quasiment vu les conditions, et ils ont tous survécu.
Ben c’était une belle journée, un beau gros merdier mais une belle journée. »
« Dès le début tu sais que t’arriveras pas à sauver tout le monde, “est ce que j’ai la ressource pour sauver untel ou untel, ou est-ce que j’accepte que de toute façon untel va mourir et qu’en déplaçant mes ressources sur un autre endroit je vais en sauver quatre ?”. Parfois tu n’as juste pas les moyens de sauver tout le monde. Ce qui est difficile c’est de prioriser. C’est terrible mais c’est ce que font tous les services de secours au monde quand il y a une catastrophe importante. Quand tu es submergé par la situation ou les conditions, tu dois déployer tes moyens là où tu auras le plus d’impact. »
Si les garde-côtes libyens sont toujours responsables de la zone, ils ne représentent plus une menace constante.
Même si « quand on les croise on n’est pas tranquilles » et que les navires de secours des ONG ne peuvent compter sur eux pour organiser le secours.
« Maintenant quand on voit une situation de détresse et si les conditions de sécurité sont réunies, on n’hésite plus : attendre des autorités qu’elles donnent des instructions prolongerait la situation de danger pour ces gens. On informe les autorités, on stabilise, on évacue et on rend compte de ce qu’il s’est passé. Nous, notre mission c’est de sauver des vies en perdition. Et on s’en tient strictement aux lois maritimes qui disent qu’on doit porter assistance. De toute façon, quand on appelle ou qu’on envoie des mails aux Libyens, ils ne répondent jamais, leur MRCC (Centre de coordination des secours maritime) dysfonctionne complètement, donc maintenant on y va pour sauver et on rend compte en permanence de ce qu’on fait aux autorités, mais on a arrêté d’attendre le feu vert. On sait qu’il ne viendra jamais. »
Si ces dernières années la musique du secours européen sonne de plus en plus faux, Tanguy est prêt à reprendre celle du secours avec l’Ocean Viking, à bord de son RHIB. Il aime son métier, ses coéquipiers, une certaine fierté émane même du poste auquel il a accédé avec le temps. Pas question pour autant d’envisager un poste supérieur dans la hiérarchie du navire, au contraire. Refaire une rotation comme simple équipier ou pilote ne lui déplairait pas.
« C’est quand même épuisant », confie-t-il. Il envisage même un break dans les deux prochaines années, pour naviguer ailleurs. Pour le plaisir. Entre une traversée de l’Atlantique sur un vieux gréement du père Jaouen ou naviguer en Antarctique, c’est vers Sea Shepherd que son cœur balance, pour y retrouver son ancien coéquipier Baptiste que j’avais eu le plaisir de rencontrer cet été sur l’Ocean Viking et qui navigue entre les deux associations. « Refaire un truc avec Babat’, ouais ça me brancherait bien, c’est le meilleur pilote avec qui j’ai navigué, y a une vraie symbiose entre nous, on est hyper efficaces. Et travailler avec lui, sous ses ordres, dans son environnement, ça pourrait être vraiment sympa ».
En attendant Tanguy repart sur l’Ocean Viking pour cette première rotation depuis 5 mois, il va retrouver sa cabine, son casque, son bateau, sa maison et s’assurer que tous les instruments vont s’accorder à bord. Et mettre le son à fond.
Loop this.