Ces femmes qui traversent la Méditérranée
8 mars 2018

Leur histoire ferait frémir les plus aguerris. Seules ou avec leurs enfants, parties de chez elles pour fuir la violence ou la pauvreté, elles ont tout enduré : la traversée du désert, la soif, la faim, la peur, la torture… parfois pire.  La Libye leur a montré le visage le plus cruel de l’humanité : séquestrées dans des camps de détention sans hygiène, battues, violées, victimes de trafic humain… la mort dans une embarcation de fortune dérivant en pleine mer leur a paru comme une échappatoire enviable face à tant de souffrance. Elles sont plus de 4000 à avoir été recueillies à bord de l’Aquarius ces deux dernières années. En cette Journée Internationale des droits des femmes, alors que SOS MEDITERRANNEE vient de fêter le deuxième anniversaire de son premier sauvetage, le 7 mars 2016, nous avons voulu vous faire connaître la réalité de ces femmes dont le destin est balloté sur les flots de la Méditerranée centrale.

En deux ans de mission en mer, au cours d’opérations de sauvetage ou de transbordements, l’Aquarius et les équipes de SOS MEDITERRANEE ont porté assistance à 4 268 femmes sur un total de 27 173 personnes secourues en deux ans (soit 15% en moyenne). Nul ne sait combien de femmes ont péri en mer sur cette période. L’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM) a recensé la mort de 13 792 personnes, noyées en mer Méditerranée centrale entre janvier 2014 et début mars 2018[1] sans que soit précisé le nombre de femmes. D’autres ont disparu sans témoins.

Au centre du bateau : les femmes et les enfants risquent de mourir asphyxiés

Au cours de leurs deux années d’intervention en mer Méditerranée centrale, les équipes de SOS MEDITERRANEE ont fait l’observation d’une position particulière donnée aux femmes à bord des bateaux pneumatiques. Elles sont placées à l’intérieur et au centre de l’embarcation par leurs compagnons d’infortune afin de les protéger de la noyade.  

Cette position est au contraire considérée par nos équipes de marins-sauveteurs comme particulièrement dangereuse. Assises au centre des canots pneumatiques, elles sont particulièrement vulnérables aux fuites d’essence, qui, au contact de l’eau salée, se transforment en substance corrosive qui brûle la peau et dégage des gaz toxiques. Le plancher des embarcations pneumatiques étant fait de planches de bois, positionnées à cet endroit à l’aide de clous dépassant souvent des planches, s’y asseoir provoque inévitablement des blessures. Dans les cas où l’embarcation prend l’eau, les mouvements de panique peuvent vite se déclencher, les naufragés ne sachant, la plupart du temps, pas nager. Les personnes assises au fond de l’embarcation sont souvent les premières victimes de noyades à bord même du canot, des suites de bousculades, de piétinements et d’asphyxie. 

Deux fois plus de femmes enceintes à bord

D’une année à l’autre, la part de femmes enceintes accueillies sur l’Aquarius a doublé, passant de 4,5% des femmes en 2016 à 10,6% l’année suivante. En 2017, les femmes auxquelles les équipes ont porté assistance à bord étaient majoritairement nigérianes, érythréennes et guinéennes (Guinée Conakry). Les pays d’origine des femmes voyageant seules étaient : le Nigéria (65%), l’Erythrée et la Côte d’Ivoire.

Toutes les femmes qui le souhaitent peuvent réaliser un test de grossesse à bord de l’Aquarius. La majorité d’entre elles tairont leur état pour différentes raisons : ces chiffres sont donc très probablement sous-estimés.

Violences sexuelles quasi systématiques

Selon les témoignages recueillis à bord, presque toutes les femmes qui sont passées par les camps de détention en Libye ont été victimes de violences sexuelles. Les stigmates des violences qu’elles y ont subies sont souvent visibles sur leur corps ainsi que sur le plan psychique.

  • Une sage-femme à bord de l’Aquarius en 2017 : « Une des femmes m’a expliqué qu’elle avait été pénétrée avec un canon de kalashnikov, à plusieurs reprises. (…) J’ai entendu certains récits similaires des dizaines et des dizaines de fois, mais je ne peux pas m’y habituer. Certaines des femmes ont été tellement malmenées, surtout les mineures, qu’elles ne font plus la différence entre une relation sexuelle consentie et un viol. »[2]

Un jour de novembre 2017, à bord de l’Aquarius, une jeune femme et son mari apprennent qu’elle est enceinte. Elle avait été violée à répétition par des soldats au Soudan sous les yeux de son mari. Marco Rizzo, journaliste italien présent à bord a recueilli son témoignage. Il raconte :

  • « Malgré la souffrance que leur procurait la confirmation de cette grossesse, le jeune couple a eu le courage de nous raconter ce voyage atroce. Ils voulaient que le monde entier sache ce qu’endurent les réfugiés, et tout particulièrement les femmes, de l’autre côté de la Méditerranée, pour faire en sorte que cela n’arrive à personne d’autre. Quelques minutes plus tôt une autre rescapée m’avait confié que toutes les femmes du groupe secouru la veille avaient été violées au moins une fois avant la traversée. Recueillir le témoignage de ce couple a été une prise de conscience brutale que tout cela était bien réel ».

Lorsqu’elles arrivent à bord, parfois accompagnées de leurs enfants, bon nombre d’entre elles souffrent également de maladies de peau (notamment de la gale) dues aux conditions d’hygiène déplorables ; mais également d’hypothermie et de déshydratation ou de brûlures causées par l’exposition prolongée dans un mélange d’eau salée et d’essence à bord des embarcations de fortune.

Trafic humain

Sur l’ensemble des personnes interrogées lors d’entretiens de protection menés par Médecins Sans Frontière, l’équipe a recensé, 30% de victimes ou de victimes potentielles de trafic humain en 2017. 72% des personnes interrogées ont dit avoir été victimes de kidnapping au moins une fois depuis qu’elles ont quitté leur pays.[3] Les femmes et les jeunes filles sont particulièrement vulnérables aux réseaux du trafic humain, liés à ceux de la prostitution, notamment dans la communauté des femmes nigérianes. Depuis leur pays d’origine jusqu’en Europe, elles se trouvent enfermées au sein d’une véritable chaîne mercantile, dont elles n’ont la plupart du temps pas ou peu conscience.[4]

Pour en savoir plus, consultez notre dossier de presse “Femmes à la dérive en Méditérranée centrale” en cliquant ici

Photos: Anthony Jean / SOS MEDITERRANEE

 


[1] “Missing migrants”, site de l’OIM, http://missingmigrants.iom.int/region/mediterranean

[3] « Sexual violence and sex trafficking – at home, en route, in Libya and in Europe. Nigerian women and girls along the central Mediterranean migration route”, MSF, Janvier 2018

[4] Ibid.