« Tirer sur l’ambulance » ou la criminalisation du sauvetage en mer
26 novembre 2018

PHOTO : Laurin Schmid / SOS MEDITERRANEE

Depuis quelques années, l’acharnement dont les ONG de sauvetage en mer font l’objet n’a fait que s’accroître, menant à une augmentation inédite du taux de mortalité en Méditerranée centrale. Cela n’a fait que renforcer la détermination des équipes de SOS MEDITERRANEE à reprendre la mer au plus vite. Retour sur près de deux ans de criminalisation du sauvetage en mer.

L’Aquarius menacé de mise sous séquestre pour des allégations de tri de déchets non conforme

Mauvais traitement intentionnel des déchets visant à en tirer un profit financier dans le cadre d’un « projet criminel ». Tel est le chef d’inculpation proféré à l’encontre de Médecins Sans Frontières (MSF), notre partenaire médical à bord de l’Aquarius, révélé à la presse mardi 20 novembre, aux termes d’une enquête du Bureau du Procureur Général de Catane (Italie). Les méthodes employées sont celles habituellement utilisées pour les enquêtes « anti-mafia » ou antiterroristes : mises sur écoute et interceptions de mails. Le postulat invoqué est relayé en boucle dans les médias, images prétendument incriminantes à l’appui : les vêtements et la nourriture utilisés par les rescapés seraient porteurs de maladies et devraient être traités comme des produits infectieux.

Rien n’avait pourtant été reproché à l’Aquarius par les autorités portuaires en charge de la gestion des déchets depuis le début de ses opérations de recherche et sauvetage. Et voilà qu’on annonce le gel des avoirs de MSF en Italie ainsi que la demande de saisie préventive de l’Aquarius. Une première pour le navire. Après le retrait politiquement motivé de son pavillon, cette affaire est une étape de plus dans la campagne de harcèlement politique, administratif et judiciaire visant à traiter les plus vulnérables et ceux qui leur tendent la main comme des criminels, depuis déjà plus d’un an et demi.

Des moyens de sauvetage déjà insuffisants dans une zone immense

Les opérations de recherche et sauvetage en Méditerranée centrale commencent pourtant dans un élan commun de la société civile et des acteurs politiques européens suite à la tragédie de Lampedusa en octobre 2013 : un bateau trop fragile, surchargé, coule : on déplore au moins 360 morts. Du deuil national face à ce naufrage de grande ampleur naît l’opération italienne Mare Nostrum, qui permettra de sauver des milliers de vies. Au bout d’un an d’activité, de l’absence de solidarité européenne envers les efforts italiens résulte l’arrêt de l’opération et la nécessité pour la société civile de reprendre les efforts entamés pour sauver le plus de vies humaines possible. Tout cela dans le respect des règles établies depuis des décennies dans le droit maritime international : découlant d’une tradition ancestrale de solidarité des marins, « l’assistance à toute personne en détresse en mer » est une obligation qui incombe à tout capitaine de navire croisant à proximité (règle 33 de la Convention Solas (1).

Des centaines de milliers de vies ont été sauvées d’une mort certaine grâce à la collaboration de multiples acteurs civils, militaires et étatiques. Les organisations non-gouvernementales (ONG) réalisent 30 à 40% des opérations de sauvetage entre 2016 et juin 2018 (2) – le reste des opérations étant effectué par les garde-côtes italiens, des navires militaires européens ou des navires commerciaux. La mer, elle, continue de tuer : près de 18 000 morts sont recensés sur la période 2014-2018 (3) tant la tâche est complexe et la zone de recherche immense.

De simples rumeurs aux discours diffamatoires

Malgré tout, un phénomène de suspicion fait son apparition et cible systématiquement les ONG. Jusqu’en juin 2018, les débarquements s’effectuent en Italie, la zone de recherche et sauvetage au large de la Libye étant coordonnée de facto par le centre de coordination des secours maritimes de Rome et les ports italiens étant considérés comme ports sûrs de débarquement les plus proches, conformément au droit maritime international. De l’absence de solidarité européenne envers l’Italie quant à la prise en charge des rescapés à terre, naissent des frustrations ainsi que  des accusations mensongères et diffamatoires. Les ONG seraient de mèche avec les passeurs ou seraient elles-mêmes des trafiquants d’êtres humains sans scrupules. Elles auraient des intentions cachées, créeraient un “appel d’air”. Frontex, l’agence européenne de contrôle et de gestion des frontières extérieures, elle-même actrice des opérations de sauvetage, en fait un élément de langage dirigé contre les ONG, avec lesquelles elle coopère pourtant sans difficulté en mer.

Alors que les sauveteurs issus de la société civile sont aux prises avec une extrême détresse humaine, des corps mutilés, des récits toujours plus sordides sur les conditions de vie en Libye de la bouche de ceux qui viennent de la fuir, ils sont diabolisés. Les autres acteurs du sauvetage ne sont jamais remis en cause.

Acharnement administratif et fermeture des ports italiens

Au printemps 2017, face à cette perception négative grandissante du travail des ONG, le Sénat italien lui-même examine les allégations en détail et les rejette une par une. Pourtant, dès le mois d’août 2017, le discours accusatoire s’accompagne d’enquêtes administratives et criminelles et de mises en accusation formelles à l’encontre des ONG de sauvetage en mer en Italie, notamment pour « aide à l’immigration illégale ». Les navires humanitaires Iuventa, Open Arms, Golfo-Azzurro et Vos Hestia sont arraisonnés à tour de rôle ; leurs équipages sont mis en cause.

Les ONG devront signer un « Code de conduite » en août 2017, un document reprenant point par point les règles et principes liés au sauvetage en mer, pourtant déjà inscrits dans les conventions maritimes internationales depuis des décennies. En 2018, parallèlement à la fermeture des ports italiens pour le débarquement de survivants – à l’origine de la longue odyssée de l’Aquarius vers Valence –, le navire humanitaire Lifeline est inquiété à Malte et les navires humanitaires Sea-Eye, Seefuchs et Sea-Watch 3 sont retenus au port pendant plusieurs mois, pour des raisons administratives.

A l’été 2018, l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA), dont le rôle consiste notamment à conseiller les Etats membres de l’UE en matière de droits fondamentaux, tire la sonnette d’alarme. La plupart des poursuites administratives et judiciaires se sont pour l’instant soldées par un acquittement ou une interruption par manque de preuves. Dans le même temps, on observe une baisse draconienne des moyens dédiés à la recherche et au sauvetage déployés en Méditerranée centrale, tandis que le taux de mortalité augmente, lui aussi de manière dramatique, en 2018 (4). Pourtant, on « tire » encore sur les dernières ambulances des mers…

SOS MEDITERRANEE ne baissera jamais les bras

Ce phénomène d’attaques ciblant de manière répétitive les acteurs de la société civile opérant en Méditerranée ne laisse guère place au doute quant à l’objectif poursuivi : intimider les sauveteurs, les médecins, les témoins qui dérangent et paralyser les opérations de sauvetage en mer, par tous les moyens.

En somme, il s’agit de discréditer les ONG aux yeux de la société civile – alors même qu’elles en sont issues – et par conséquent de rendre inaudibles les morts que la mer Méditerranée continuera d’engloutir, en dénigrant le principe ancestral « d’assistance à personne en danger ».

Ces barrières politiques, judiciaires et administratives tuent. Il s’agit en somme d’une raison de plus pour SOS MEDITERRANEE, organisation citoyenne européenne, de reprendre la mer au plus vite. Et elle y est plus que jamais résolue. Ses marins-sauveteurs poursuivront leur engagement : faire tout ce qui est en leur pouvoir pour porter assistance aux personnes en détresse en mer, un impératif légal et moral qui doit primer sur toute autre considération.

 

 


(1) Convention Solas, http://solasv.mcga.gov.uk/

(2) Chiffres fournis par les garde-côtes italiens, http://www.guardiacostiera.gov.it/attivita/Pages/Ricerca.aspx

(3) Organisation Internationale pour les Migrations, Missing Migrants, http://missingmigrants.iom.int/region/mediterranean

(4) « Fundamental rights considerations: NGO ships involved in search and rescue in the Mediterranean and criminal investigations », FRA, http://fra.europa.eu/en/theme/asylum-migration-borders/ngos-sar-activities?fbclid=IwAR2oyIh_EHTM1X4TwwfHc_cZ_bpc_fswtdM0szTrHl_olSV14kxFq3RypRQ